Le Nouvelliste | Publié le : 12 juin 2013
« Ainsi parla la Terre », anthologie trilingue, peint une terre misérable, mais où le bonheur doit se construire et s’installer. Entretien avec Jessica Fièvre, éditrice du collectif.
L.N.: Comment est né le projet d’écriture du collectif ?
J.F.: Ce projet répond à l’initiative de Women Writers of Haitian Descent (WWOHD), une organisation à but non lucratif établie en Floride, qui a pour mission d’encadrer les femmes écrivains d’origine haïtienne. Au début, le projet avait pour principal objectif de présenter les voix féminines les plus fortes de la diaspora haïtienne, une polyphonie immergée à travers les âges, les pays, les mers et le quotidien. WWOHD imaginait un projet pionnier et inattendu: un torrent de voix, d’échos et d’images où des femmes d’Haïti raconteraient leur exil, partageraient leurs souvenirs. Cependant, après le tremblement de terre du 12 janvier, nous avons décidé de laisser parler la Terre elle-même. Aujourd’hui, cette anthologie bruisse de mille mots s’entrelaçant et se dénouant autour d’un thème – l’Haïti d’hier, d’aujourd’hui, et de demain – et où se télescopent les époques, les langues, et les imaginaires.
L.N.: « Ainsi parla la Terre », anthologie trilingue (anglais, créole, français) traite de l’humain, la vie, l’amour… Permet-elle de parler de redondance ou d’évolution thématique dans la littérature haïtienne contemporaine ?
J.F.: L’acte de création est au départ un acte de reproduction, de représentation de la réalité. Si la réalité reste et demeure la même, il est difficile d’assister à une évolution thématique vraie. En Haïti, la violence a toujours sauté aux yeux. Violences d’État, violences individuelles, atrocités collectives. C’est pour cela que nos auteurs optent, le plus souvent, pour une écriture fortement engagée émotionnellement, une écriture viscérale qui dénonce la corruption et l’injustice. « Plus que toute autre création humaine, a dit Alberto Manguel, le livre est le fléau des dictatures. » Les Haïtiens continuent de vouloir briser la loi du silence. Ils continuent à s’engager contre les intégrismes politiques et idéologiques. Ils écrivent l’espoir d’un monde meilleur fondé sur la fraternité, la justice et la liberté. Leur préoccupation majeure demeure aujourd’hui de préserver cette liberté de l’obscurantisme, du fanatisme, de l’intolérance et de la violence. Plus de 20 ans après la fin du régime des Duvalier, la dictature reste extrêmement présente dans l’imaginaire haïtien et chez les auteurs haïtiens. Si, dans les années 70 et 80, les écrivains racontaient l’exil et la dictature, aujourd’hui, les auteurs parlent des conséquences de celle-ci. Et ce, même les auteurs de la diaspora. A se demander : quand un écrivain haïtien migre, ses sources d’inspiration migrent-elles avec lui ? Peut-on parler d’un seul imaginaire migrant ou bien, à l’instar de leurs auteurs, les sujets migrent-ils à leur tour ? Certains auteurs abordent quand même des thèmes moins nationaux. La violence sexuelle est un thème universel. L’homosexualité, la femme haïtienne, l’évolution du couple : ce sont des thèmes qui sont aujourd’hui abordés dans notre littérature.
L.N.: L’écrivain est toujours sensible, dans ses écrits, au social, à la politique, au vécu. Pourquoi, à ce juste titre, cette prise de conscience, par WWOHD, du « 12 janvier » dans le choix des textes recueillis ?
J.F.: Les membres de WWOHD parlent souvent du devoir de mémoire. Il était important pour nous de recueillir des textes concernant le 12 janvier afin que nul n’oublie. Nous savions que le séisme ferait couler beaucoup d’encre, nous savions aussi qu’il nous fallait préserver les témoignages. Haïti a fait la une des journaux pendant des mois. Mais «goudougoudou» est maintenant de l’histoire ancienne pour ceux qui n’ont pas eux-mêmes vécu la tragédie. Les textes inclus dans «Ainsi parla la Terre» sont imprégnés d’une forte sensibilité et d’une sincérité qui permettront aux générations à venir de voir Haïti telle que décrite par ses enfants. Haïti est un pays maltraité par les médias étrangers. On ne parle que de pauvreté, d’injustice et de délinquance. C’est un pays très contrasté mais attachant. La richesse sous nos gravats est fascinante, et nous découvrons cette richesse à travers «Ainsi parla la Terre» dont les textes composent de véritables archives qui rendent compte de la multiplicité des couches discursives de notre littérature dont il nous importe de reconstituer le continuum, contre les impressions de «nouveaux départs».
L.N.: Aux côtés d’écrivains, sont réunis, autour du projet, des contributeurs qui sont fondamentalement des peintres, des musiciens, des médecins, des pédagogues, des journalistes. WWOHD démocratise-t-elle le droit à l’exercice de l’écriture littéraire ou au partage des visions du monde ?
J.F.: Il est très difficile de vivre de sa plume, surtout en Haïti. Même les auteurs qui vendent bien ont, le plus souvent, une autre profession leur permettant d’arrondir les fins de mois. WWOHD reconnaît la diversité de nos auteurs. La plupart brillent par une profonde sensibilité, une grande acuité du regard, un profond sens de la notation, une culture riche et une intelligence dynamisante. Un écrivain peut, cependant, être gauchi par des choix esthétiques ou personnels, peut vouloir être pittoresque à tout prix. Il peut vouloir imposer son opinion ou tirer les événements vers une valeur symbolique. Quand on recherche une vérité historique, il faut confronter tout témoignage à un autre. Voilà pourquoi nous avons laissé parler autant d’auteurs que possible: journalistes, hommes politiques, témoins peu connus… « Ainsi parla la Terre » nous permet de comparer, de réfléchir, de tirer des conclusions, car la nature des textes est très variable. Tantôt il s’agit d’un récit de voyage, tantôt on nous raconte une anecdote fantaisiste ou sombre, tantôt on aborde une analyse plus historique, tantôt on plonge en plein univers poétique. Toutes les oeuvres ont cependant ceci en commun : elles invitent le lecteur à découvrir ou redécouvrir Haïti.
L.N.: Avez-vous posé dès le début la question d’accessibilité du collectif à un plus large lectorat ?
J.F.: La question s’est tout de suite posée, à cause surtout de la diversité au sein même de WWOHD. Joanne Hyppolite, Liliane Louis et Ketsia T. Pharel écrivent en anglais. Maude Heurtelou publie en créole. Fabienne S. Josaphat et moi parlons couramment le créole, mais, dans nos écrits, jonglons avec le français et l’anglais. Marchez dans les rues de Pétion-Ville aujourd’hui. Des bribes de conversation vous parviendront en français, en créole, mais en anglais aussi. Regardez un peu autour de vous : les écriteaux en anglais abondent. L’Haïtien devient trilingue. « Ainsi parla la Terre » est donc caractéristique de notre culture, honorant l’esprit du terroir, le multiculturalisme et la diversité d’Haïti. Ce recueil de textes suscitera de la curiosité à l’endroit de notre pays et encouragera plus d’un à venir découvrir ou redécouvrir notre chère île. Il est un fait indéniable que les étrangers en visite en Haïti pour la première fois sont toujours agréablement surpris. La grande différence entre la perception du pays à l’extérieur et la réalité est à la base de cet étonnement. Haïti a une image négative qui ne reflète cependant pas vraiment la réalité. Il nous faut changer cette mauvaise image projetée et travailler à renverser la tendance en redéfinissant une image positive du pays, en mettant l’accent sur tout ce que nous avons de beau à montrer et à offrir.
L.N.: L’anthologie regroupe récits, poèmes. Le théâtre y tient très peu de place. Pourquoi ?
J.F.: L’anthologie, comme je le dis dans l’avant-propos, est tributaire des choix des auteurs. C’est donc un parcours assez arbitraire. Bien sûr, la plupart des genres sont représentés mais j’aurais aimé m’étendre beaucoup plus par exemple sur le théâtre haïtien qui tient une place importante tant au niveau de la production que de la créativité. Malheureusement, nous n’avons reçu aucune pièce théâtrale. Cependant, WWOHD a inclus dans l’anthologie une longue interview avec le dramaturge Jan Mapou. Cet entretien, qui interroge les oeuvres et qui est aussi une réflexion générale sur les poètes et dramaturges haïtiens et les conditions de création, est important.
L.N.: Quel regard jetez-vous sur le paysage littéraire haïtien ?
J.F.: Ah, quelle richesse! J’apprécie les différents courants littéraires, variés et complémentaires. Chacun est représenté par un écrivain chef de file. À l’extérieur, les discours sur Haïti et les Haïtiens sont toujours d’un pessimisme navrant : maladies, violence, pauvreté, aléas de tous genres… Toutes ces descriptions offrent une vision désespérante amplifiée par les médias occidentaux. La richesse de notre littérature me permet de croire en des lendemains meilleurs. Je crois au pouvoir du verbe créateur. C’est un chant d’espoir, même si (en ces temps de doute) il peut paraître utopique. Le souffle créateur de la littérature nourrit mes rêves.
L.N.: L’héritage littéraire, l’histoire du pays, ses us et coutumes, sont revisités par les écrivains qui y apportent un regard neuf. Lequel héritage dont l’effritement est marqué par l’absence d’institutions, d’une vision collective de développement du marché du livre, d’une politique publique culturelle.
J.F.: Il semble quand même y avoir un renouveau du dynamisme littéraire en Haïti. La Direction nationale du Livre est très active, organisant différentes activités littéraires, se souciant des droits d’auteur. Des ateliers d’écriture sont offerts aux jeunes et moins jeunes. WWOHD veut contribuer à l’essor du livre en Haïti.
Propos recueillis par Rosny Ladouceur