Train de nuit, par Isabelle Moine-Dupuis

Le départ du train venait d’être annoncé par quatre notes – deux noires, deux croches –, et une voix, qui toutes se voulaient gaies. J’avais demandé secrètement et presque honteusement mon billet à une machine qui me l’avait délivré sans état d’âme, sans me demander pourquoi je partais. Question à laquelle je n’aurais pu répondre que par des mots jetés en l’air, comme dispute, cris, marre, des mots jetés dans ce bruissement sonore de la gare où ils se seraient noyés avec le peu de sens qu’ils avaient.

Depuis longtemps cependant ce départ était envisagé, dévisagé, projeté, puis replié, renfermé, remis à plus tard, à jamais, à quelqu’un d’autre avec consigne stricte de ne jamais le rendre et de n’en rien faire… Ce soir, une scène assez ordinaire avait pourtant entraîné un mouvement, dont le but était de rechercher hâtivement le plus indispensable parmi mes affaires, comme on rassemble rapidement les enfants avant de quitter un dîner qui tourne mal, une porte franchie, puis un « enfin », qu’elle avait dit, ce qui annonçait le pire, sans colère.

Prendre ce départ était ce qu’il aurait fallu éviter sans doute, mais à présent le billet était dans la main, le train de nuit arrivé, et même à l’heure ; cela signifiait que tout était dans l’ordre des choses.

Comme le train ne me disait rien d’autre, je m’approchai, pensant à ce rêve où l’on s’apprête à monter dans un train, que ses bagages y sont déjà mais, par une sorte d’empêchement irrésistible et inconnu, l’on reste, une pointe de chaussure sur le marchepied, et soudain le train part. Alors on retire le bout de sa chaussure et on se réveille.

Des deux wagons de seconde classe, un seul était accessible – l’autre étant réservé à une colonie de vacances. J’y montai, m’installai quelque part. Mon corps seul était tranquille. Bizarrement. J’avais été trop souvent jaloux. C’était l’annonce du cortège des remords qui allait vraisemblablement défiler toute la nuit : la durée du voyage, plus de deux heures, et après quand je ne dormirais pas.

Il était 21h30. Comme nous étions en été, le jour commençait seulement à faiblir. Le train démarra. Pour essayer de penser à autre chose, je dépliai un journal.

Dans le wagon, je comptai cinq autres voyageurs – un couple assez âgé, un garçon et deux jeunes filles – les jeunes absorbés par leurs petits téléphones noirs ou roses, qui envoyaient leurs pensées ailleurs, très loin peut-être. Le couple âgé sortit des magazines et commença à les lire.

De l’importance d’être inconstant. De ne pas se fixer sur une idée. De jeter à tous vents les mots ou leurs esquisses.

 

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Nous roulions depuis une vingtaine de minutes, lorsque je sentis le train ralentir, puis s’arrêter. Aucun arrêt n’étant prévu, les gens sortirent de leurs journaux et même de leurs petits appareils pour manifester leur surprise, et le couple âgé montra deux visages comiquement semblables, unis dans un début d’indignation.

Au bout d’une à deux minutes, le train repartit. Mais, le temps de quelques murmures de satisfaction suffit à tout le monde pour se rendre compte qu’il s’était remis en marche, certes, mais dans le sens opposé. Les gens s’agitèrent vivement. Il n’était dans le souhait de personne apparemment de revenir à son point de départ. Je recueillis des bribes de protestation : « scandale », « inadmissible »…

Surtout, il y avait autre chose : au fur et à mesure qu’il prenait de la vitesse, toujours dans le sens du retour – mais étais-je le seul à m’en apercevoir ? –, au lieu de nous enfoncer dans le noir, la nuit peu à peu disparaissait: or ma montre indiquait vingt-et-une heures cinquante et quelques secondes. Le jour se levait après la plus brève des nuits, mais par quel phénomène astronomique ? Je ne voyais vraiment pas. Ou alors ….

 

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J’étais sur le quai à nouveau, mon billet cependant bien serré dans ma main. Un temps assez long s’écoula, pendant lequel j’allai ici et là dans la gare. Quelqu’un aurait-il pu venir, essayer de me rejoindre ? Je réalisai au bout d’un moment mon absence de préoccupation à l’égard du train : m’avait-il regardé ? Son regard avait-il cherché à me dire, « je ne peux te ramener plus loin, jusqu’au moment de la dispute, de ton départ, car je n’y étais pas » ; et surtout, était-il reparti ? Non, ce n’était pas possible : ce n’était pas son heure, ce n’était plus son heure, ce n’était plus encore son heure…

Je finis par quitter la gare, et aller jusqu’à mon… jusqu’à notre appartement, qui n’était qu’à dix minutes à pied de là.

Je sonnai, sans réponse. Depuis la rue, aucune fenêtre n’était allumée. Je ne pus m’empêcher d’aller voir aussi dans la cour. Rien. Le temps ne s’était défait qu’à moitié : ni fait ni à faire, comme on dit. Je retournai à la gare.

Le train devait forcément repartir. Or, il était 21h à l’horloge de la gare. Son heure de départ était 21h30.

 

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Je suis remonté, les cinq voyageurs étaient déjà installés, à la même place que – oserais-je dire – tout à l’heure.

Je reconnus ma place. Une petite boucle de vie inutile et étrange venait de passer à la façon d’un rêve, laissant des bribes de pensées amères.

Un instant après, quelqu’un vint s’asseoir en face de moi.

C’était une femme d’une quarantaine d’années. Elle était sobrement vêtue et s’installa avec une élégance presque altière. Elle paraissait tellement absorbée par ses pensées qu’elle ne se rendit pas compte de ma présence. J’en déduisis qu’elle s’était assise en face de moi par hasard, parce que c’était l’une des premières places à partir de la porte d’entrée du wagon. Ainsi avais-je fait moi-même.

Me remarquant enfin elle sursauta, puis commença instinctivement à se lever, se rassit aussitôt: hésitation qui trahissait la contradiction de deux sentiments, l’ennui visible de se trouver en face d’un autre voyageur, la crainte probable de ce qu’un changement de place fût perçu comme une impolitesse.

Finalement, elle choisit de rester à sa place, me dit un bonjour très aimable mais à peine perceptible. Nous restâmes dans le silence et l’immobilité de deux personnes qui ne se connaissent pas et font mine de s’ignorer mutuellement, mais ne peuvent s’empêcher de penser à leur présence respective l’une en face de l’autre. Nous devions arriver à onze heures trente (le train n’avait qu’une destination).

Au bout d’un moment, elle sortit son téléphone et me demanda poliment si cela n’allait pas me gêner. Je l’assurai que non, elle insista, me présentant la possibilité, aisée pour elle, de s’installer ailleurs. Une nouvelle dénégation de ma part provoqua chez elle la même sorte de conflit intérieur que celui que j’avais perçu auparavant.

La conversation fut assez brève.

« Je viens… Tu m’ouvriras ?… Comment ? Tu ne veux pas que je sois quand même… Je ne sais pas ». Au fur et à mesure que son correspondant parlait, son visage s’assombrissait. Elle décida finalement de se lever, fit ce qu’il fallait de pas pour s’éloigner suffisamment, et reprit la conversation, se tenant au dossier d’un fauteuil vide. Elle parlait cette fois librement, avec véhémence, son visage prenant un air de supplication d’autant plus pitoyable que l’autre au bout de je ne sais quelles ondes ne pouvait rien voir. L’autre, qui finit apparemment par raccrocher.

Alors je m’adressai au train : encore une fois, s’il te plaît. Cette fois, ce sera pour elle. Elle n’aurait pas dû te prendre. Il ne lui ouvrira pas. Il s’en fiche. S’il te plaît.

J’ai appris ensuite, par un rêve, que chaque train qui possédait ce don ne pouvait en user qu’une seule fois dans son existence. Mais alors, je ne le savais pas.

Elle avait repris sa place, le téléphone est resté dans son sac pendant tout le reste du voyage, et nous en apparence plongés dans nos lectures respectives. A l’arrivée, nous sommes descendus, elle d’abord, moi à sa suite. Sur le quai, nous ne pouvions que prononcer quelques mots d’au revoir. Mais à la place d’une « bonne nuit » ou d’un « bon séjour » qui ne pouvait sortir de mes lèvres, je dis : « Avez-vous quelque part où aller ? » Elle répondit non de la tête et je poursuivis : « Aucun hôtel convenable ne vous acceptera à cette heure-ci. Si vous voulez, j’ai la clé de l’appartement d’un ami. Il n’est pas chez lui. »

Nous avons passé une nuit sans sommeil. Le lendemain, elle est partie très tôt, très vite.

Je suis resté quelques jours dans l’appartement de mon ami. Je suis rentré pour les formalités d’usage.

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Isabelle Moine-Dupuis est née à Dijon en 1966. Enseignant-chercheur en droit et maman d’un garçon de 13 ans, elle cultive un petit jardin d’écriture où poussent en toute saison des nouvelles, qu’elle cueille et offre à l’occasion.