Je suis submergé par une tristesse si intense que, contrairement à ce que j’aurais cru, je ne peux même pas pleurer. J’ai l’impression d’être sec, totalement desséché, plus de salive, plus de larmes, la gorge me serre. J’ai l’impression de pleurer de l’intérieur. Rien ne se voit mais des flots de mal-être coulent en moi tandis mes pas peinent à suivre le cercueil de mon ami.
Le corbillard fait crisser les gravillons de l’allée poussiéreuse. Il fait beau, une légère brise peine à vaincre l’humidité de saison. La foule silencieuse écrase pesamment les graviers à la suite du corbillard noir aux tentures mauves qui roule au pas.
Sa femme m’a demandé de jouer l’Adagio d’Albinoni à la trompette, dans l’église de Saint Gilles. J’ai été tenté de refuser, craignant de ne pouvoir y arriver, puis j’ai accepté. Que cela fut difficile ! Les dernières notes ont troué l’espace, déchiré l’air sombre, me laissant exténué, vidé de toute substance, comme si j’avais couru un marathon, les jambes tremblantes et le cœur vide.
Je me remémore notre dernière discussion, tout en avançant au rythme lent de la marche funèbre de la foule qui ralentit le pas à l’approche du trou béant qui bientôt l’avalera, comme pour retarder les derniers instants.
Nous étions sous la varangue, à l’heure de l’apéritif, de « l’alicament » pour citer feu mon ami.
Lui, d’habitude si jovial, semblait préoccupé. Il avait cet air sombre des mauvais jours que je ne lui connaissais que rarement et s’ouvrit à moi sans ambages ni préambule, à peine assis devant un whisky-glace bien tassé.
– Tu sais, il m’arrive un truc vraiment bizarre en ce moment, toutes les nuits et plusieurs fois par nuit.
Je tentai une plaisanterie, pas forcément de bon goût, sur les désagréments que pouvait causer la prostate aux organismes un peu trop sollicités par les abus dont nous étions tous deux friands.
– Pas du tout. De ce côté-là, tout va bien. Non ! Il s’agit d’autre chose, quelque chose qui me rend fou. Au cours d’un voyage en Inde, cela remonte à 12 ans exactement, un vieillard enturbanné, à l’allure de yogi presque caricaturale, m’a pratiquement forcé à lui acheter un réveil, au coin d’une rue bruissante et fort encombrée. Nous étions si près l’un de l’autre que je pouvais voir tous les détails de son visage tanné par le soleil. Je me souviens encore de ses yeux gris perçants, des profondes rides, presque des cicatrices qui creusaient son visage déjà extrêmement anguleux. Il a tant insisté dans un anglais approximatif dont le seul mot que je comprenais était « twelve », répété à l’infini, que j’ai fini par céder, pressé d’échapper à son regard, à la chaleur et à la foule qui nous pressait l’un contre l’autre. Je lui ai donné les 12 euros qu’il réclamait, ce qui était très cher, mais il refusait d’être payé en roupies, préférant sans doute une monnaie forte et sûre. J’ai juste compris que son réveil était exceptionnel. Je ne savais pas en quoi mais je quittai l’insupportable rue, le réveil sous le bras, fuyant les yeux métalliques qui me glaçaient le sang.
… C’est un réveil tout à fait ordinaire, électrique, doté d’une alarme et surtout, ce qui est important, numérique. Un parallélépipède noir, un peu plus large qu’une grosse boite d’allumettes, avec un écran où les chiffres s’affichent en rouge, deux petits points clignotent au rythme des secondes et séparent les heures des minutes.
… Bref ! Un objet très banal. Ce qui ne l’était pas par contre, c’est qu’à cette époque en Inde, tous les réveils étaient mécaniques : de gros réveils à cadrans ronds émettant un tic-tac épouvantable.
… Je pensai que le caractère exceptionnel de ce réveil, vanté par le vieil homme à la maigreur sidérante, tenait plus à sa relative modernité dans ce pays si pauvre.
… Je revins donc à La Réunion avec, dans mes valises, mon réveil indien dernier cri là-bas et déjà désuet chez nous.
… Je le mis sur la table de nuit et il est depuis plus de dix ans le compagnon de mes insomnies.
… Au cours de ces années, j’ai pu remarquer que quoique d’aspect banal, il est extrêmement solide. Non seulement je l’ai fait tomber un nombre incalculable de fois, mais je me rappelle, dans un acte de colère dont j’ai oublié la cause, l’avoir jeté contre le mur sans qu’il n’ait subi de dommage, ce qui m’a épaté. En outre, il n’a jamais besoin d’être réglé et affiche toujours l’heure exacte.
Mon ami fit une pause mais je remarquai qu’au cours de son monologue sa voix était devenue de plus en plus basse et sourde, révélant une angoisse, une peur, un profond malaise. Pourtant, cette histoire de réveil n’avait jusque-là rien d’inquiétant. Je tentai une diversion encore sur le ton de la plaisanterie.
– C’est bien la première fois qu’un pauvre réveil qui aurait pu être acheté à La Redoute provoque un ton aussi grave !
– Attends ! Tu vas voir ! Non seulement ce réveil a toujours bien fonctionné jusque -là, mais il ne m’avait jamais occupé l’esprit comme il le fait depuis quelque temps. Je croyais même avoir oublié les circonstances de son acquisition.
– Bon, qu’y a-t-il à la fin avec ce réveil ?
– Ecoute, depuis à peu près une dizaine de jours, à chaque fois que je me réveille la nuit, et Dieu sait si c’est fréquent, je me tourne vers le réveil et les chiffres indiqués sont bizarres.
– Comment des chiffres peuvent-ils être bizarres ?
– Immanquablement, le même chiffre apparait trois fois : 3 :33, 1 :11, 4 :44 et ainsi de suite. J’ai beau me rendormir et me réveiller d’une manière qui est donc complètement aléatoire, je tombe toujours sur une série de trois chiffres identiques. Tu comprends ? C’est énervant, non ?
– Oui, mais pourquoi cela t’inquiète-il ?
– Ce qui est inquiétant c’est que c’est systématique. Qu’une ou deux fois tu lises : 3 :33 ou 5 :55 d’accord, mais que pendant dix nuits, à chaque fois que tu regardes ton réveil, tu lises un numéro à trois chiffres identiques, alors que la probabilité est infime, cela a de quoi inquiéter à la longue, non ?
– Tu es peut-être programmé pour te réveiller justement à ces moments-là. Ce n’est sans doute pas une coïncidence mais une programmation inconsciente. Après tout, le réveil affiche de telles heures toutes les soixante minutes, pendant une minute, c’est long une minute ! Tant que tu ne vois pas affiché 6 :66 il n’y a pas de quoi s’inquiéter !
– C’est ça, rigole… tu parles du diable, mais moi je sens bien que cette histoire-là n’est pas très catholique !
– Allez, bois un coup ! Cela chassera tes idées noires. Enlève le réveil, achètes-en un autre, à cadran, comme ça tu seras tranquille.
– J’y ai pensé, mais je n’arrive pas à me décider. Je veux voir jusqu’où ça peut aller. Combien de temps cela durera ? Quand je verrai enfin autre chose que trois chiffres identiques alignés !
Après avoir plaisanté et tenté de le rassurer, nous nous sommes quittés et je ne l’ai plus revu.
Le cercueil a été descendu dans le trou. Les employés communaux sont occupés à jeter des pelletées de terre qui tombent avec un son mat sur le bois du couvercle. Je me détourne et m’en vais.
En sortant du cimetière, la femme de mon ami me rattrape et m’aborde en me saisissant par la manche.
– Merci pour la trompette, il adorait ce morceau. Il t’avait parlé de cette histoire de réveil ?
– Oui, ça avait l’air de l’inquiéter drôlement.
– Tu sais, il est mort le 12, le 12 décembre. Je ne l’ai trouvé qu’en rentrant, j’étais partie chez notre fille. J’ai appelé le médecin qui m’a confirmé qu’il avait eu une crise cardiaque. Pendant que le médecin l’examinait, j’ai remarqué quelque chose : le réveil était arrêté sur 12 :12. Depuis il ne fonctionne plus…
Sur le chemin du retour, je me suis rappelé que j’avais vu mon ami deux jours auparavant. Le réveil, m’avait-il dit alors, le torturait depuis dix jours, en tout, cela faisait donc douze…
Je me suis aussi souvenu qu’il l’avait acheté douze ans auparavant et payé 12 euros…
Un frisson me parcourut l’échine tandis que le visage de l’Indien enturbanné décrit par mon ami, m’apparaissait aussi clairement que si je le voyais en vrai.
***
Christoph Chabirand (Île de la Réunion) est né en Vendée et vit à La Réunion depuis 1986. Il a déjà publié quatre recueils de nouvelles : Bleues nuits (Amalthée, 2008), Aigues-Marines (Orphie, 2010), Les contes d’Efinga (Orphie, 2011), Les yeux Vair (Orphie, 2014) et deux romans policiers : Datura et soleil noir (Orphie, 2013) et Les gouttes d’eau (Orphie, 2015). Son ouvrage, Les yeux vair, a été récompensé par le Prix SALONDU LIVRE.NET 2015. Son roman policier Datura et soleil noir a été récompensé par le TROPHÉE HITCHCOCK 2015, délivré par le Centre Européen pour la Promotion des Arts et des Lettres. Passionné d’écriture, il est aussi musicien, tromboniste de jazz, fondateur et leader des groupes SOFTRIO et DJAZADONF. Il participe également à la musique créole et a joué ou enregistré pour nombre d’artistes réunionnais.