Le jeu de l’éoline, par François Chollet

L’éoline apparut à la tombée de la nuit. Cette nef mythique alliait la modernité des appareillages à l’élégance des formes. Un navire insaisissable, capable de tracer sa route sans souci de la gravitation, dont chacun avait entendu parler et que seuls quelques privilégiés avaient vu.

Je me trouvais au jardin, occupé à sarcler mes rangs de légumes. J’ai eu un pressentiment, juste avant de découvrir l’engin. Comme si l’air se rétractait pour annoncer un miracle à venir. Puis un sifflement venu du couchant m’a fait tourner la tête. Dans les lueurs qui noyaient l’horizon la carène de bois précieux fendait l’atmosphère, imposant le respect à la nature entière. Les voiles de soie fine chatoyaient, tendues par le zéphyr vespéral descendant des collines surchauffées. Le vaisseau filait ses vingt nœuds sans effort, s’appuyant sur les lames d’air, laissant dans son sillage comme une traînée d’argent liquide. Les oiseaux s’étaient tus, le soleil semblait suspendre sa course vers la nuit. Je restais les bras ballants, subjugué par le spectacle. L’éoline vira de bord, pointant son étrave effilée en direction de notre masure. Une chimère sculptée de marbre massif ornait sa proue. De face, l’apparition ressemblait à un oiseau de proie gigantesque, planant à une vitesse incroyable à travers l’espace.

 

La flèche incurvée de la nacelle, bâtie de palissandre et d’ébène marqueté, venait maintenant droit vers moi. Les voiles s’affalèrent d’un coup, révélant la dextérité de l’équipage. La nef poursuivit sur son aire, dans un silence majestueux, s’arrêtant à l’aplomb de notre ferme, à l’endroit exact où le capitaine l’avait décidé. J’assistai bouche bée à cet événement : le vaisseau légendaire nous rendait visite ! Quatre ancres en fer massif, sculptées aux effigies des quatre points cardinaux, furent lancées depuis le navire. À dix pas de moi je vis s’abattre l’énorme masse, luisante de cire, du grappin aux formes du vent d’Ouest, Favonius. Le demi-dieu d’acier, haut de plus de deux mètres, se ficha dans la terre épaisse. Il était représenté sous sa forme traditionnelle, les ailes déployées, une toge drapant à l’ancienne son corps sculptural. Ses yeux métalliques semblaient me fixer, et il était impossible de déchiffrer ses sentiments.

 

Derrière moi mes enfants étaient sortis de notre hutte, et ils se pressaient en une masse informe, hésitant entre la peur et l’admiration. J’étais moi-même traversé de sentiments contrastés, me demandant si je devais les laisser profiter du spectacle ou leur ordonner de rentrer à l’abri. Des rumeurs contradictoires circulaient sur les éoliens, les parant des plus audacieuses vertus comme des péchés les plus répréhensibles.

Les événements ne me laissèrent pas le temps de tergiverser. Le commandant de bord apparut à cet instant au dessus du bastingage. Il le franchit en flottant dans ma direction. Personne ne connaissait le secret des éoliens. Ceux-ci lévitaient, selon la légende, depuis l’origine des temps. Ce pouvoir se transmettait au sein exclusif de la caste. Il émerveillait les tribus terrestres, à l’instar des miracles divins, et fondait le pouvoir de leur clan sur les pauvres rampants dont je faisais partie.

Précédé de l’aura de sa fonction, le commandant descendit vers moi. Je baissais instinctivement la tête, tétanisé par cette approche singulière. La splendeur de son habillement, les plumages d’oiseaux rares ornant son chapeau, les ors de ses bijoux ciselés, le drapé voluptueux de ses vêtements formaient un écrin sublime, digne de sa haute stature et de son autorité naturelle. L’apparition tourna autour de moi, un sourire ironique aux lèvres, comme s’il m’inspectait. Puis il jeta vers ma famille un regard où je lus comme une lueur de commisération. Tout cela semblait bien étrange mais je n’osais interrompre le silence, fut ce pour murmurer un mot de bienvenue. Le dignitaire fit alors vers le haut un geste d’assentiment. Ce fut un signal pour son équipage, qui n’attendait que cela pour agir. Je fus aussitôt aspiré vers le vaisseau, par un procédé mystérieux tenant de la magie, car il ne semblait du à aucune machinerie apparente. Je traversais l’espace sans effort, sans autre sensation que le léger courant d’air accompagnant mon vol vers le haut. Une trappe parfaitement huilée s’ouvrit dans la coque, le temps de me laisser le passage à l’intérieur. Elle se referma sur mon passage. Je découvris alors une soute obscure où je fus déposé sans ménagement.

 

Mon enlèvement n’avait pas duré une minute. Je ne comprenais rien. Pourquoi m’avait-il arraché à ma terre, à mes proches ? Personne ne m’avait jamais parlé de ce genre d’agissement de la part des maîtres du monde. C’était une découverte, et pas des plus agréables. Je tâtais dans l’ombre le bois dur du plancher, explorant l’espace vide autour de moi. On ne m’avait pas attaché, j’étais libre de mes mouvements mais je ne me risquais guère à bouger dans l’obscurité complète. J’explorais jusqu’à la distance de mes bras tendus, sans rencontrer d’obstacle. Je patientais un moment, dans l’espoir que des éoliens viendraient bientôt à ma rencontre et m’expliqueraient ce qu’ils attendaient de moi. À bout de ressources j’interpellais la nuit. Nul ne me répondit.

D’abord abasourdi, je tombais dans une appréhension grandissante. Difficile de décrire mon inquiétude pendant les heures qui suivirent. Je me confondais en interrogations. Pendant un instant j’avais cru que le commandant m’avait choisi pour quelque noble tâche, et que ma gloire arriverait par ce choix judicieux. Je regrettais maintenant ma vie terrestre, conscient que rien de bon ne pouvait plus m’arriver. S’ils avaient imaginé pour moi un destin singulier, ils ne me laisseraient pas ainsi mariner à fond de cale. J’étais tellement anxieux que j’aurais tout donné pour que le sommeil m’apporte le repos. Mais la confusion m’empêchait de m’endormir.

Après une attente qui faillit me rendre fou, j’entendis un remue-ménage étouffé, puis une petite lumière s’alluma à distance et j’eus un aperçu du réduit où on m’avait tenu enfermé. Un espace vide, de petite taille, ouvrant vers un couloir étroit par une porte basse. Un groupe d’éoliens fit irruption à travers cette ouverture. Ils s’avancèrent vers moi sans un mot, m’entourant pour me considérer avec une certaine ironie. Puis ils me statufièrent sur place, utilisant un enchantement de leur connaissance. Ma stupéfaction atteignait son comble. Rendu muet, paralysé, je subissais leur volonté.

Leur sortilège se révéla un moyen commode de me transporter, ce qu’ils firent sans difficulté jusqu’au pont du navire. Là, hagard, je découvris que mon calvaire avait duré toute la nuit, puisque le soleil était déjà bien levé au dessus de l’horizon. Je me retrouvais mélangé au milieu d’autres terriens. Mes semblables étaient reconnaissables à leur accoutrement vulgaire, à leur apparence miséreuse, à leur état d’abattement qui contrastait avec la gaieté des habitants de l’éoline. Leur foule joyeuse nous faisait face. Une assemblée rivalisant de grâce et d’élégance, riant, flirtant, buvant des alcools sirupeux aux senteurs de fleurs. Un cortège de belles femmes et d’hommes charmants, aux gestes harmonieux, aux tenues chatoyantes, assez émouvants pour me faire oublier un moment ma condition. Je perdis de vue ma situation alarmante, pour admirer leur troupe superbe. Mais j’entendis soudain quelques mots qui me firent revenir à la réalité. Dans le brouhaha festif qui entourait nos ravisseurs, un de mes voisins grommelait quelque chose. Il avait l’air au courant des origines de nos malheurs. On lui avait raconté l’histoire d’un survivant, enlevé comme nous et revenu de son exil aérien. Il soutenait que nous avions été choisis pour amuser nos hôtes. Que la sélection portait sur nos faciès grotesques, que les éoliens avaient l’intention de nous utiliser comme pions pour une de leurs distractions traditionnelles. Un autre terrien, plus éloigné de moi, ajouta qu’il s’agissait avant tout de satisfaire leur cruauté. Ces paroles ravivèrent mon inquiétude. À mes cotés, d’autres prisonniers commençaient à protester, à demander des explications. Moi-même je songeais à résister, mais on ne nous laissa pas le loisir de nous rebeller davantage. Déjà on nous poussait vers le bastingage. Le divertissement commençait.

J’arrivais le premier à l’aplomb de l’épaisse rambarde en bois sculpté, dont je dois avouer que l’austère beauté m’échappa à cet instant. Mon regard fut plutôt attiré par le vide qui s’ouvrait sous mes pas. L’éoline stationnait à moyenne altitude, au dessus d’un désert de poussière jaune enchâssé dans un cirque de montagnes déchiquetées. Dans un plissement mal contrôlé de mes paupières je découvris, plusieurs centaines de mètres au dessous de mes pieds, ces vastes espaces à la géométrie sauvage. L’atmosphère tremblait, dans les chaleurs de cette matinée ensoleillée. L’air formait des volutes de vapeur translucide, donnant l’illusion que le paysage vibrait d’émotion. Comme s’il attendait avec impatience ce qui allait se passer. Au centre de ce décor grandiose une création géométrique attirait l’œil. Cinq cercles concentriques avaient été tracés sur le sol à l’aide de sable vermillon.

 

Ce dessin dans la plaine formait à l’évidence une cible géante. Mon cerveau comprit tout de suite le jeu barbare imaginé par nos ravisseurs. Nous en représentions effectivement les pièces essentielles. Je songeai à m’insurger, à m’enfuir, mais il était inutile d’esquisser la moindre résistance. Tout arriva très vite. Les éoliens me soulevaient déjà par la seule force de leur volonté. Ils me gardèrent quelques instants en suspension, le temps de viser, avant de me lâcher dans le vide. Je n’utilisais pas, comme le veut la rumeur populaire, les quelques secondes de répit que l’altitude me laissait pour faire défiler toute mon existence. Durant ma chute accélérée je ne pus que fixer l’endroit où j’allais m’écraser. J’eus le plaisir de constater que j’atteindrai le plein cœur de la cible et que, d’une certaine manière, je faisais partie de l’équipe qui allait gagner.

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François Chollet est marié et père de huit enfants.

Sa femme est médecin.

Il aime la nature, la mer, le sport et la musique.

Il a publié deux romans aux éditions du Cherche-Midi : Un garçon si tranquille (2011) et Bras de fer (2013).

Il est membre d’un cercle littéraire toulousain.

Il écrit des nouvelles et participe régulièrement à des concours.